mardi 7 mai 2019

The End


Voilà, c’est fini.
119 jours après avoir quitté Gênes par l’ouest, on y revient par l’est. 119 jours d’excursions, de rencontres, de découvertes, de surprises, de déconvenues, de stress, d’émerveillement, de fatigues, d’apprentissages, … Qu’en ressort-il ?


Le croisiériste est beauf : ce fut une première surprise, vite confirmée. On aurait pu s’attendre, vu la mise de fonds et le temps requis, à une clientèle de bonne tenue. Rien de plus faux ; certes, il y en a, mais elle est minoritaire. La majorité est vulgaire, bruyante, agressive. Le training Adidas (et encore) supplante le sportswear chic, le marcel Heineken domine le polo Ralph Lauren. Ça bouscule aux buffets, ça se saoule toute la journée, ça hurle partout, c’est exigeant  jusqu’à la caricature, ça engueule le personnel, ça agresse les autres passagers pour une broutille, ça triche partout pour avoir les meilleures places, les meilleures tables, les plus belles crevettes, c’est impoli, … Bref, c’est pas joli joli. Et cela, toutes nationalités confondues ; il y a des beaufs partout.


La croisière est calorique :    Comment résister à de la langouste Thermidor à Tahiti, à des huîtres chaudes sauce Mornay en Grèce, à des moules de Nouvelle-Zélande gratinées à l’aïl ? À un carré d’agneau printanière en Australie, à un curry de poulet Vindaloo au Sri Lanka, à un filet de mahi mahi à la banane plantain aux Tonga ? Et en dessert, comment rester de marbre devant un baba au rhum à Porto-Rico, une génoise à l’ananas à Honolulu et un baklava à Oman ? La réponse est évidente : sauf à passer 119 jours frustré et acariâtre, on ne résiste pas. Résultat : tout le monde grossit (cela fait d’ailleurs l’affaire des boutiques d’escales qui vendent à tour de bras de nouvelles robes locales). Cela dit, les habitudes alimentaires évoluent. C’est vrai que les premiers temps (le temps est relatif, chacun sait ça), les petits déjeuners sont « english » (toasts, œufs sur le plats, champignons, tomates grillées, baked beans, petites saucisses et bacons, je mets tout au pluriel, même le bacon, tant les assiettes sont copieuses). Par près, ils ont tendance à devenir « scandinaves » (pain complet et charcuterie). En fin de croisière, on voit plus de muësli, de fruits frais ou de simples petits croissants. Cependant  tout cela reste très personnel ; ce fut notre parcours, certes, mais nos voisins de table commandaient encore le dernier jour deux entrées, deux plats et deux desserts (à leur décharge, c’était quand même foie gras – huîtres, langouste – filet de bœuf et mousse au chocolat – fruits frais ).


La croisière est nationale : les groupes se forment rapidement par affinités, mais ils restent quand même largement nationaux : les Allemands fréquentent les Allemands, les Anglais les Anglais et les Français les Français. Les bars sont vite nationalisés : le soir, à l’Olympiade, on n’entend parler qu’allemand, et au Gocce, on n’entend chanter qu’en brésilien. Dans un deuxième temps, il y a des alliances, comme à Koh-Lanta : les Allemands incorporent les Suisses allemaniques, les Anglais reconstituent leur empire avec les Américains et les Irlandais et les Français s’élargissent aux Belges et aux Suisses. Quelques Sud-Américains formeront un groupe hispanophone avec les Espagnols.  Seuls restent sur le côté les Italiens (qui ne parlent qu’italien) et les Flamands (qui n’aiment pas les Hollandais). La croisière se poursuivra en groupes unilingues, avec des excursions unilingues et des tables unilingues. Seules exceptions : les animations (quiz, jeux piscine), qui elles, se déroulent en cinq langues simultanées, et les spectacles, qui sont formatés à l'international : « Ladies and gentlemen, Mesdames et Monsieur, Meine Damen und Herren, Damas y caballeros, Signore e signori, Senhoras e senhores, good evening, bonsoir, guten abend, buenas noches, buonasera, boa noite ! » (Oui, parfois, c’est six, et ça peut durer…)


La terre est immense : le bateau fait son petit 20 nœuds à l’heure pépère, soit 888 km par jour. Pour simplifier : 1 jour de bateau = 1 heure d’avion. Traverser l’Atlantique, six jours ; joindre HawaÏ depuis les Etats-Unis, cinq jours ; Tahiti depuis Hawaï, cinq jours. Des jours entiers à ne voir que la mer. Pas étonnant qu’il faut des mois avant de retrouver un AF800 abimé quelque part entre Rio et Paris ou Tom Hanks naufragé sur son île. Le bateau redonne sa juste mesure à un monde complètement déformé par le transport aérien. Il faut passer trois jours en Mer Rouge pour se rendre compte qu’elle n’est pas qu’une sorte de Bosphore entre l’Asie et l’Afrique. Et il est très difficile d’imaginer que tout ça va monter de cinq centimètres dans le siècle à venir…


La terre est toute petite : on s’éblouit du ballet des baleines d’Alaska en Basse-Californie mexicaine, on admire le vol des sternes arctiques à Tahiti, on croise des nuées de cormorans somaliens à Oman, mais on voit aussi flotter des bouteilles de Coca U.S. aux Maldives, en Indonésie ou dans le Golfe d’Aden. Certains endroits paradisiaques ne le sont plus si on soulève un coin de la carpette : Phuket, avec ses égouts à ciel ouvert, Malé avec son île poubelle, Kuala-Lumpur avec ses déchets de construction omniprésents. Voir jouer des dauphins dans les fjords d’Oman, c’est superbe. Mais devoir utiliser Photoshop pour retirer les bacs en frigolite qui traînent un peu partout, c’est éminemment triste. Certains pays font de réels efforts en termes d’éducation et de comportement responsable (Tonga, Fidji, Nouvelle-Zélande), mais d’autres s’en fichent royalement de vivre dans les ordures et de polluer leur (et notre) environnement (tous les pays du Golfe, Indonésie). Ce sera l’une des leçons de la croisière.


La relativité selon Monsieur Marc (théorie générale) : Dans un article précédent, j’expliquais le changement de référentiel du passager pour qui le bateau devient fixe alors que la terre semble tourner autour de lui. C’est vrai, mais en fait ce n’est qu’une théorie restreinte. En fait, ce bateau fixe est entouré d’une bulle, comme dans « The Truman Show » avec Jim Carrey. À l’intérieur de la bulle, c’est un monde de bisounours, où tout est facile. Les meilleurs mets tombent du ciel, les boissons les plus délicieuses coulent à flots, le personnel souriant est aux petits soins. C’est une situation complètement anecdotique pour le monde extérieur, qui va essayer à tout prix de vous ramener à la réalité. En fait, comme pour un séjour de méditation, il faudrait se protéger de la télévision, des journaux, de l’internet, du téléphone. Mais c’est difficile. « No escape from reality » chante Freddy Mercury dans « Bohemian Rhapsody ».

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Un tour du monde, c’est un marathon :  les jours d’excursion, c’est se lever tôt, passer par la case « sortie du bateau » longue et pénible, visiter des sites ou des musées durant une journée entière, faire des kilomètres à pied, rencontrer des autochtones avec lesquels on partage des moments. Lorsque cinq jours d’excursion se succèdent, c’est vraiment épuisant. Les jours de mer, c’est passer du petit-déjeuner au cours de bridge, du cours de bridge à la conférence, de la conférence, de la conférence au buffet, du buffet à la salle de sport, de la salle de sport au théâtre, du théâtre au bar apéro, du bar apéro au restaurant, et du restaurant au bar pousse-café. Vous me direz que c’est mon choix et c’est vrai, je pourrais aussi passer toute la journée à lire sur une chaise longue. Cela dit, mon choix est fatigant. Tout ce qui précède, c’est l’aspect physique. Mais le psychique en prend un coup aussi. Un bateau, c’est un lieu clos, et qui plus est, un concentré d’humanité. Des couples se défont, d’autres naissent, des gens meurent. On croise à longueur de journée des caractères et des histoires différentes. Cela vaut aussi bien pour les passagers belges, français ou anglais que pour le personnel malgache, mauricien ou indonésien. Qu’on le veuille ou non, on se raconte, on se confie, on fait partie intégrante de « leurs » quatre mois. On partage les mêmes émotions, on en parle ; on vit les mêmes conflits, on les résout. Ou pas. En quatre mois, on en apprend plus sur les autres (cultures, caractères, …) qu’en plusieurs années de la vie sur rail qu’on mène chez soi. À force d’interagir en over-dose avec les autres, on en apprend aussi beaucoup sur soi-même. Je peux sérieusement parler de quatre mois de psychanalyse en intensif. En fait, un tour du monde, c’est un tour de soi.
The End
MM


2 commentaires:

  1. Merci. Bien dit. Bien résumé. Le tour du monde n'est définitivement pas ce à quoi on s'attend. C'est plus. C'est moins. C'est différent et c'est ça qui est intéressant. Merci à toi pour cette superbe écriture et ce partage de sentiments et de ressentis.

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  2. C'est en tout cas beaucoup plus qu'une croisière. C'est enrichissant à plusieurs points de vue -scientifique, humain, et personnel-. On n'en revient pas "intact". Et je pense aussi que c'est unique. Je ne vois pas l'intérêt d'en faire un second .

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