Voilà, c’est fini.
119 jours après avoir quitté
Gênes par l’ouest, on y revient par l’est. 119 jours d’excursions, de
rencontres, de découvertes, de surprises, de déconvenues, de stress,
d’émerveillement, de fatigues, d’apprentissages, … Qu’en ressort-il ?
Le croisiériste est beauf : ce fut une première surprise, vite confirmée. On
aurait pu s’attendre, vu la mise de fonds et le temps requis, à une clientèle
de bonne tenue. Rien de plus faux ; certes, il y en a, mais elle est
minoritaire. La majorité est vulgaire, bruyante, agressive. Le training Adidas
(et encore) supplante le sportswear chic, le marcel Heineken domine le polo
Ralph Lauren. Ça bouscule aux buffets, ça se saoule toute la journée, ça hurle
partout, c’est exigeant jusqu’à la
caricature, ça engueule le personnel, ça agresse les autres passagers pour une
broutille, ça triche partout pour avoir les meilleures places, les meilleures
tables, les plus belles crevettes, c’est impoli, … Bref, c’est pas joli joli.
Et cela, toutes nationalités confondues ; il y a des beaufs partout.
La croisière est calorique : Comment
résister à de la langouste Thermidor à Tahiti, à des huîtres chaudes sauce
Mornay en Grèce, à des moules de Nouvelle-Zélande gratinées à l’aïl ? À un
carré d’agneau printanière en Australie, à un curry de poulet Vindaloo au Sri Lanka,
à un filet de mahi mahi à la banane plantain aux Tonga ? Et en dessert,
comment rester de marbre devant un baba au rhum à Porto-Rico, une génoise à
l’ananas à Honolulu et un baklava à Oman ? La réponse est évidente :
sauf à passer 119 jours frustré et acariâtre, on ne résiste pas.
Résultat : tout le monde grossit (cela fait d’ailleurs l’affaire des
boutiques d’escales qui vendent à tour de bras de nouvelles robes locales).
Cela dit, les habitudes alimentaires évoluent. C’est vrai que les premiers
temps (le temps est relatif, chacun sait ça), les petits déjeuners sont
« english » (toasts, œufs sur le plats, champignons, tomates
grillées, baked beans, petites saucisses et bacons, je mets tout au pluriel,
même le bacon, tant les assiettes sont copieuses). Par près, ils ont tendance à
devenir « scandinaves » (pain complet et charcuterie). En fin de
croisière, on voit plus de muësli, de fruits frais ou de simples petits
croissants. Cependant tout cela reste
très personnel ; ce fut notre parcours, certes, mais nos voisins de table
commandaient encore le dernier jour deux entrées, deux plats et deux desserts
(à leur décharge, c’était quand même foie gras – huîtres, langouste – filet de
bœuf et mousse au chocolat – fruits frais ).
La croisière est nationale : les groupes se forment rapidement par affinités,
mais ils restent quand même largement nationaux : les Allemands
fréquentent les Allemands, les Anglais les Anglais et les Français les
Français. Les bars sont vite nationalisés : le soir, à l’Olympiade, on
n’entend parler qu’allemand, et au Gocce, on n’entend chanter qu’en brésilien. Dans
un deuxième temps, il y a des alliances, comme à Koh-Lanta : les Allemands
incorporent les Suisses allemaniques, les Anglais reconstituent leur empire
avec les Américains et les Irlandais et les Français s’élargissent aux Belges
et aux Suisses. Quelques Sud-Américains formeront un groupe hispanophone avec
les Espagnols. Seuls restent sur le côté
les Italiens (qui ne parlent qu’italien) et les Flamands (qui n’aiment pas les
Hollandais). La croisière se poursuivra en groupes unilingues, avec des
excursions unilingues et des tables unilingues. Seules exceptions : les animations (quiz, jeux
piscine), qui elles, se déroulent en cinq langues simultanées, et les spectacles, qui sont formatés à l'international :
« Ladies and gentlemen, Mesdames et
Monsieur, Meine Damen und Herren, Damas y caballeros, Signore e signori, Senhoras
e senhores, good evening, bonsoir, guten abend, buenas noches, buonasera, boa
noite ! » (Oui, parfois, c’est six, et ça peut durer…)
La terre est immense :
le bateau fait son petit 20 nœuds à l’heure pépère, soit 888 km par jour. Pour
simplifier : 1 jour de bateau = 1 heure d’avion. Traverser l’Atlantique,
six jours ; joindre HawaÏ depuis les Etats-Unis, cinq jours ; Tahiti
depuis Hawaï, cinq jours. Des jours entiers à ne voir que la mer. Pas étonnant
qu’il faut des mois avant de retrouver un AF800 abimé quelque part entre Rio et
Paris ou Tom Hanks naufragé sur son île. Le bateau redonne sa juste mesure à un
monde complètement déformé par le transport aérien. Il faut passer trois jours
en Mer Rouge pour se rendre compte qu’elle n’est pas qu’une sorte de Bosphore
entre l’Asie et l’Afrique. Et il est très difficile d’imaginer que tout ça va
monter de cinq centimètres dans le siècle à venir…
La terre est toute petite : on s’éblouit du ballet des baleines d’Alaska en
Basse-Californie mexicaine, on admire le vol des sternes arctiques à Tahiti, on
croise des nuées de cormorans somaliens à Oman, mais on voit aussi flotter des
bouteilles de Coca U.S. aux Maldives, en Indonésie ou dans le Golfe d’Aden.
Certains endroits paradisiaques ne le sont plus si on soulève un coin de la
carpette : Phuket, avec ses égouts à ciel ouvert, Malé avec son île
poubelle, Kuala-Lumpur avec ses déchets de construction omniprésents. Voir
jouer des dauphins dans les fjords d’Oman, c’est superbe. Mais devoir utiliser
Photoshop pour retirer les bacs en frigolite qui traînent un peu partout, c’est
éminemment triste. Certains pays font de réels efforts en termes d’éducation et
de comportement responsable (Tonga, Fidji, Nouvelle-Zélande), mais d’autres s’en
fichent royalement de vivre dans les ordures et de polluer leur (et notre)
environnement (tous les pays du Golfe, Indonésie). Ce sera l’une des leçons de
la croisière.
La relativité selon Monsieur Marc (théorie générale) : Dans un article précédent, j’expliquais le
changement de référentiel du passager pour qui le bateau devient fixe alors que
la terre semble tourner autour de lui. C’est vrai, mais en fait ce n’est qu’une
théorie restreinte. En fait, ce bateau fixe est entouré d’une bulle, comme dans
« The Truman Show » avec Jim Carrey. À l’intérieur de la bulle, c’est
un monde de bisounours, où tout est facile. Les meilleurs mets tombent du ciel,
les boissons les plus délicieuses coulent à flots, le personnel souriant est
aux petits soins. C’est une situation complètement anecdotique pour le monde
extérieur, qui va essayer à tout prix de vous ramener à la réalité. En fait,
comme pour un séjour de méditation, il faudrait se protéger de la télévision,
des journaux, de l’internet, du téléphone. Mais c’est difficile. « No escape from reality » chante
Freddy Mercury dans « Bohemian Rhapsody ».
Un tour du monde, c’est un marathon : les jours
d’excursion, c’est se lever tôt, passer par la case « sortie du bateau »
longue et pénible, visiter des sites ou des musées durant une journée entière, faire
des kilomètres à pied, rencontrer des autochtones avec lesquels on partage des
moments. Lorsque cinq jours d’excursion se succèdent, c’est vraiment épuisant.
Les jours de mer, c’est passer du petit-déjeuner au cours de bridge, du cours
de bridge à la conférence, de la conférence, de la conférence au buffet, du
buffet à la salle de sport, de la salle de sport au théâtre, du théâtre au bar
apéro, du bar apéro au restaurant, et du restaurant au bar pousse-café. Vous me
direz que c’est mon choix et c’est vrai, je pourrais aussi passer toute la
journée à lire sur une chaise longue. Cela dit, mon choix est fatigant. Tout ce
qui précède, c’est l’aspect physique. Mais le psychique en prend un coup aussi.
Un bateau, c’est un lieu clos, et qui plus est, un concentré d’humanité. Des
couples se défont, d’autres naissent, des gens meurent. On croise à longueur de
journée des caractères et des histoires différentes. Cela vaut aussi bien pour
les passagers belges, français ou anglais que pour le personnel malgache,
mauricien ou indonésien. Qu’on le veuille ou non, on se raconte, on se confie,
on fait partie intégrante de « leurs » quatre mois. On partage les
mêmes émotions, on en parle ; on vit les mêmes conflits, on les résout. Ou
pas. En quatre mois, on en apprend plus sur les autres (cultures, caractères, …)
qu’en plusieurs années de la vie sur rail qu’on mène chez soi. À force d’interagir
en over-dose avec les autres, on en apprend aussi beaucoup sur soi-même. Je
peux sérieusement parler de quatre mois de psychanalyse en intensif. En fait,
un tour du monde, c’est un tour de soi.
The End
MM
Merci. Bien dit. Bien résumé. Le tour du monde n'est définitivement pas ce à quoi on s'attend. C'est plus. C'est moins. C'est différent et c'est ça qui est intéressant. Merci à toi pour cette superbe écriture et ce partage de sentiments et de ressentis.
RépondreSupprimerC'est en tout cas beaucoup plus qu'une croisière. C'est enrichissant à plusieurs points de vue -scientifique, humain, et personnel-. On n'en revient pas "intact". Et je pense aussi que c'est unique. Je ne vois pas l'intérêt d'en faire un second .
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